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Anish Kapoor architecte et la pompe à air

Anish Kapoor architecte et la pompe à air

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Dans l’air, on construit avec de l’air : matériaux immatériels.

Dans le sol avec du sol : matériaux matériels.

Pour une ville entière, les possibilités sont plus vastes et intéressantes. Un seul et unique toit d’air

avec soufflerie et aspiration à l’extrémité pour récupération et sections d’air pour limiter en espace

sous ce toit immense. [1]

Le pari de la Monumenta est de livrer les 35.000 m2 de l’édifice — 35 m de hauteur sous la nef et une lumière zénithale irradiante infiltrant la verrière — au caprice d’un seul artiste, pour une seule œuvre. Une confrontation à l’architecture d’une échelle telle que seule une poignée de créateurs sont capables de relever le défi avec succès. Après Anselm Kiefer (2007), Richard Serra (2008) et Christian Boltanski (2010), c’est au tour d’Anish Kapoor d’intervenir ici, avec Leviathan, une œuvre voulue par l’artiste d’une abstraction radicale, ramenée à l’expression d’un mot d’ordre : « un seul objet, une seule forme, une seule couleur ». En accompagnement de l’installation du Grand Palais, signalons qu’une exposition virtuelle sur UrbanDive ménage pour sa part un parcours immersif qui conduit jusqu’à la nef par une succession de poèmes technologiques : place de l’Hôtel de Ville (une cire modelée), Pont des Arts (transformé en vortex organique), place du Palais-Royal (anéantie par de l’antimatière), place Vendôme (mise en abîme), esplanade des Invalides (une sculpture extraterrestre), et esplanade du Champ-de-Mars (marquée dans sa chair par une cicatrice béante).

Le projet est brossé dès 2008 : « mon ambition est de créer un espace dans l’espace qui réponde à la hauteur et la lumière de la Nef du Grand Palais. Les visiteurs seront invités à entrer dans l’œuvre, à s’immerger dans la couleur et ce sera, je l’espère, une expérience contemplative et poétique ». Cette ambition n’est certes pas nouvelle. Inspirés par Frei Otto et Buckminster Fuller, les modules gonflables de Hans-Walter Müller sont par exemple bien connus pour l’expérience esthétique duelle qu’ils apportent : hébergeant souvent des expositions artistiques, leur forme et art du volume délivrent en eux-mêmes un « contenu » esthétique. « Faire une architecture portée par l’air est difficile, écrit Hans-Walter Müller, et demande une honnêteté extrême. L’intérieur est l’extérieur. L’un est le négatif du positif. Il ne reste pas de petits coins à cacher par un petit mur, enterré pour toujours, comme dans l’architecture d’aujourd’hui. Cette conception n’accepte pas le moindre oubli et se juge elle-même. »[2] Anish Kapoor s’inscrit parfaitement dans cette logique architecturale : « ce que je propose pour Monumenta est en rapport avec l’architecture. Cette œuvre va tenter de transformer ce grand espace en deux expériences successives : une sorte d’intérieur et une sorte d’extérieur, le tout étant compris dans la Nef. Cela va rendre plus complexe l’apparente ouverture de ce lieu, tel que les gens le connaissent aujourd’hui. »

Lorsqu’on découvre l’œuvre immense installée dans la nef, on ne peut que ressentir combien elle réfère non seulement à cette histoire de l’architecture utopique, mais à l’historicité-même du lieu — sa signification en tant qu’écrin d’expositions travaillant l’imaginaire populaire. Il y a une évidence pour moi qu’Anish Kapoor n’ignore pas, notamment, l’effet visuel du festival d’aérostats en suspension dans le Grand Palais à l’occasion du Salon de l’air de 1909.

Du point de vue de son choix technique de structure gonflable, Kapoor se raccroche enfin par sensibilité à une logique de production interdisciplinaire, qui participe de la beauté des grandes pièces d’ingénierie, fédérant autour de leur conception des ingénieurs comme des industriels, des scientifiques, des artistes et… des couturiers.

La plasticité du résultat est immédiatement sensible, pour ainsi dire, par l’atmosphère que la sculpture est capable de créer. On y accède en effet par le péristyle du Grand Palais, et la visite débute par l’entrée dans l’œuvre. De là, on ne devine pas encore le plan centré en croix grecque du volume posé dans le Grand Palais. Nous sommes dans une cathédrale de lumière avec ses oculi, et la toile translucide réfléchit la structure de la charpente métallique. La course du soleil dans la verrière crée tous les accidents visuels possibles à la surface, ténue et parfaite, de cet étrange vortex. À l’intérieur, on « mange » donc la lumière, une atmosphère cotonneuse qui devient de plus en plus ouatée à mesure que la journée avance et que l’air de la voute, où sont les prises de soufflerie, se réchauffe. À l’extérieur, la carène de l’immense enveloppe semi-rigide est amène, proche de l’aubergine, tant par sa couleur opaque que par sa forme. « Une sculpture a tellement à voir avec le corps, avec la manière physique dont nous établissons un rapport à la masse, la forme, la non-forme, et cætera, que son sens le plus profond est aussi… physiologique ».

Comment ça tient ?

Reprenons à notre compte la question du regretté Mario Salvadori.[3] À la différence d’un zeppelin, il n’y a là aucune structure sinon celle que ménagent les coutures. La pression de l’air la rend autoportante. Fabriquée en France par la société Serge Ferrari, la toile utilisée est issue de développements industriels ad hoc, totalement inédits. Il ne s’agit pas d’un simple textile à enduit PVC. Le processus de fabrication implique la composition d’une « formule » de matière textile (un mélange de résines PVC et de polymères avec des pigments organiques), la filature du polyester puis le tissage d’une trame qui va recevoir la formule, en l’occurrence ici avec l’utilisation d’une technologie de pointe, analogue à ce qu’on peut faire dans les bétons armés fabriqués en usine, le Précontraint®.

Avec la sculpture Svayambh (2007), qui signifie « modelé par sa propre énergie », Anish Kapoor formulait déjà les deux grands principes à l’équilibre de rupture desquels se situe l’architecture de l’air, à savoir la pression et la tension. Maintenue en tension durant tout son cycle de fabrication (ce que désigne la précontrainte), la toile mémorise donc une forme tout en demeurant souple, légère et résistante à la traction — le textile peut encaisser 4 tonnes/mètre !

166 panneaux de toile uniques, découpés sur une machine numérique, ont été « soudés » par échauffement local en atelier (un courant haute fréquence permet la fusion), avec des lignes de renfort en plus. Usant de patrons dessinés par Hightex GmbH, les ingénieurs ont prévenu le moindre écart de confection susceptible de provoquer une déformation de l’ouvrage ou une surtension de la structure.

Acheminée en lot par camions, la membrane PVC a été étendue au sol en quatre parties et soudée sur place par une cinquantaine de techniciens. Je n’ai pour ma part repéré que deux raccords irréguliers par rapport aux lignes de couture… Une cornière en L (en violet sur le schéma) permet l’ancrage de la sculpture.

Plus de dix tonnes, 72.000m3 une fois remplie (le Grand Palais compte au total un volume de 450.000m3), elle frôle la coupole sur pendentifs (environ 4 m la séparent du dôme). D’un traitement spécial, ininflammable mais cependant très fragile (dixit le pompier que j’ai interrogé), cette coque est très particulière par le contraste de couleur qu’elle ménage entre sa surface extérieure et l’intérieur.

Deux jours de gonflage ont tout de même été nécessaires. La pression à l’intérieur de la structure est de 3,75 à 4,25 millibars ; un capteur de pression régule la soufflerie et la réenclenche dès que le seuil minimal est atteint. On entre dans l’œuvre par un sas avec porte tambour, ce qui atténue les fuites d’air.

La pompe à air

« L’espace selon moi est une entité philosophique et pas seulement l’endroit où adviennent les choses ». Cette déclaration est si peu kantienne que l’on se demande pourquoi le commissaire d’exposition, Jean de Loisy, veut tirer l’artiste du côté de la théorie esthétique du vieux singe de Königsberg. Et je tais les contresens lus ici et là sur la signification du frontispice de l’édition de 1651 du Léviathan de Hobbes.

Venons en à une piste culturelle plus sérieuse pour placer en perspective le titre de l’œuvre d’Anish Kapoor, à savoir la controverse britannique entre partisans du vide et du plein au XVIIe siècle, telle que relatée dans un ouvrage de sociologie des sciences qui a fait date, le Léviathan et la pompe à air, de Shapin et Schaffer.[4] Résumé brièvement, le débat oppose Hobbes, partisan de l’éther fluide et des corps invisibles, et Boyle, l’inventeur d’une machine à aspirer l’air pour démontrer expérimentalement l’existence du vide. Dans son Dialogus physicus de natura aeris (l66l), Hobbes reproche toutes sortes de défauts à la pompe à air, dont le fait qu’elle manque d’étanchéité ; mais il vise aussi les faiblesses métaphysiques des vacuistes. De son côté, Boyle défend « les faits pneumatiques » et se préoccupe beaucoup d’en attester la vérité par des démonstrations de sa pompe devant les nobles du royaume d’Angleterre. Il prétend n’être que « le greffier » de la Nature, dans le retrait de l’observation de l’expérience. En cela, son opposition majeure à Hobbes est du côté des conventions et du rôle social du philosophe expérimental, contre l’autorité « qui crée la loi » du grand philosophe politique.

Boyle défend une politique de l’attestation scientifique contre Hobbes, fondateur scientifique d’une politique qui avait pris l’Angleterre pour laboratoire… Ce jeu en chiasme autour de la pompe à air ne définit rien d’autre que la naissance de la modernité. Bruno Latour ne s’y trompe pas, qui écrit : « Boyle crée un discours politique d’où la politique doit être exclue et Hobbes imagine une politique scientifique d’où la science expérimentale doit être exclue. En d’autres termes ils inventent notre monde moderne. Un monde dans lequel la représentation des choses par l’intermédiaire du laboratoire est à jamais dissociée de la représentation des citoyens par l’intermédiaire du contrat social. »[5]

S’il fallait donc ancrer cette œuvre d’Anish Kapoor dans une expression philosophique particulière — bien que l’artiste prétende « ne rien avoir à dire » —, nul doute que ce terrain d’exploration de la modernité quant à la double fondation d’un espace politique et d’un champ scientifique est propice à une telle mise en perspective. Entre la scène de la représentation artistique et objectale qu’offre la nef du Grand Palais, et les conditions expérimentales d’entrée subjective dans une bulle d’air raréfié qui filtre le monde sensible, Léviathan questionne le faux-semblant de la modernité « pneumatique ». Le rapport de cette installation artistique à l’espace hérite davantage qu’on ne le croit d’une configuration précritique, bien décrite par le livre de Shapin et Schaffer dont la sculpture paraît être, par son dispositif, une expression métaphorique.

Annakarin Quinto a réalisé un court film poétique et méditatif sur les jeux de lumière à l’intérieur du Léviathan. Je vous laisse jouer cette belle séquence dont le grain paraît capter l’atmosphère tout juste respirable de la sculpture.

***

Visite effectuée le mercredi 18 mai 2011. Remerciements à Avril, pour m’avoir laissé découvrir Léviathan en solitaire, à la société Serge Ferrari pour les données techniques transmises de bonne grâce, à Claire Co pour la médiation documentaire, et à Annakarin Quinto pour la finesse de son regard.

[1] Yves Klein

[2] Hans Walter Müller, Techniques et architectures n°304, 1975, p.73.

[3] Lire le merveilleux diptyque de Mario Salvadori, aux Éditions Parenthèses, Comment ça tient ? (2005) et Pourquoi ça tombe ? (2009).

[4] Steven Shapin et Simon Schaffer, Leviathan and the Air-pump: Hobbes, Boyle and the Experimental Life, Princeton University Press, 1985. Traduction française aux Éditions de la Découverte en 1993.

[5] Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Éditions de la Découverte, 1991, p.43.

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8 Commentaires

  1. […] des architectes qu’au vingtième siècle. J’ai livré vendredi soir un commentaire de la Monumenta 2011, accueillant cette année Anish Kapoor. Comme je l’ai souligné alors, l’installation d’Anish […]

  2. Mr MARTINEZ Jean-Louis
    à

    FELICITATIOS pr Votre article tres interressant et MERCI pr votre Remerciement a AVRIL votre guide qui est aussi Ma Niece!!! J habite l Ile de LA REUNION et J ai eu le Plaisir d admirer cette magnifique oeuvre GRACE a la meme guide ADORABLE que VS! Bonne continuation et MERCI encore pr Votre SAVOIR-VIVRE et Votre Reconnaissance qui fait chaud au coeur de la Famille d AVRIL qui ns remplie de Fierte en Metropole et ds les DOM. RESPECT A VOUS MONSIEUR. JEAN-LOUIS.

  3. gilda nataf
    à

    merci, contente de (ma préparer à) lire tout ça
    les photos ! chic – je dois filer mais reviens (je)

  4. François CIGINFO
    à

    Dans cet article il est dit que la pression à l’interieur est entre 3.5 et 4.5 millibares. Je ne comprends pas, c’est bien pus faible que la pression atmospherique.
    Quelle est la pression réelle à l’interieur?

  5. Bonjour François. Eh oui, c’est une structure gonflable très basse pression, ce pourquoi elle est fermée par un SAS d’ailleurs. Elle est à très grand rayon et l’atmosphère y est confinée. Vous y avez le même effet physiologique qu’en très haute altitude. Il existe des structures gonflables à haute pression (plusieurs centaines de millibars), mais ouvertes. Ceci dit, vous avez raison de noter que c’est étonnamment bas, car d’après moi, les structures conventionnelles basse pression sont à plus d’une dizaine de millibars. Il faudrait contacter le constructeur…

  6. Pierre
    à

    0,003 bar de pression… évidemment en plus de la pression de l’air atmosphérique (qui est de 1atm ou encore 1013,25 hPa, soit 1,01325 Bar, puisque 1 bar = 100 000 Pa). Sinon il s’agirait de dépression.

    3,5 à 4,5 milibares en plus, qui sont donc juste suffisant pour gonfler tout ça. De la même manière, une mongolfière se gonfle d’air chaud, sans pression. La différence de pression entre air chaud à l’intérieur et air froid à l’extérieur suffit à tendre le ballon.

  7. […] more: Urbain trop urbain, Monumenta 2011 Share […]

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