Mall Walkers
Les prisonniers volontaires du bilan carbone
Inauguré en 1956 dans une banlieue du Minnesota, Southdale Center est le shopping mall archétype, celui dont tous les autres ont procédé. Son architecte, Victor Gruen, était paradoxalement un anti-voiture et un adepte de la ville « marchable ». Après tout, en anglais, mall veut dire promenade ou passage ombragé. Village indoor et, selon les mots de son concepteur, introverted, ce bâtiment intègre des allées, une « place » richement plantée, des terrasses de café, des monuments d’art et des sculptures « publiques ». Un chroniqueur a qualifié avec enthousiasme cet ouvrage précurseur comme prodiguant en milieu confiné toutes les joies du plein air (“the joys of the outside brought inside”)[1].
Ces mégastructures au climat artificiellement régulé sont aujourd’hui courantes. Si les hypothèses utopiques des années 1960-1970 sont pour l’essentiel restées de papier, on ne s’étonne plus en revanche de voir une piste de ski indoor dans l’un des nombreux temples commerciaux de Dubaï. On sait par ailleurs que les shopping malls accueillent, parfois malgré eux, des activités sociales qui dépassent l’acte de consommation. C’est ce que j’appellerais de façon un peu barbare une affordance urbaine non programmée. L’une de ces pratiques s’est répandue aux États-Unis dans les années 1990 au point de devenir courante aujourd’hui. Il s’agit du Mall Walking, littéralement la marche à pied sportive dans un shopping mall. Le shopping mall est en effet devenu dans bien des cas la meilleure ressource sociale partagée pour des gens voulant s’entretenir physiquement et réduire leurs problèmes de santé. Les centres médicaux, les agences de santé fédérales et le gouvernement américain ont multiplié les études et diffusions de bonnes pratiques visant à promouvoir le Mall Walking.
Parmi les Mall Walkers, il n’y a pas que les vieux qui améliorent leur tonus cardiaque. Il y a ceux qui ont peur de se faire agresser dans un parc ou dans la rue, et surtout ceux qui détestent les insectes, les moustiques et les nuées de moucherons. Ceux-là sont enchantés de venir faire leurs exercices physiques au shopping mall en été. On y goûte les joies de l’environnement impeccablement tempéré, franchement distinct du climat humide tropical de la Louisiane. À Baton Rouge, à la Nouvelle Orléans – son très apprécié Riverwalk Mall et son toujours bondé Lakeside Shopping Center –, à Metairie, à Biloxi, et de façon générale dans toutes les villes moyennes, comme au North Shore Square de Slidell, on rencontre des marcheurs dans les grands magasins, même si le phénomène est semble-t-il bien moins répandu qu’en Floride. Au Alexandria Mall, dans la ville d’Alexandria, au nord de Lafayette, les Mall Walkers peuvent venir été comme hiver sur toute la plage horaire d’ouverture et on précise même qu’un lap (un tour complet du mall) représente exactement un mile. Des shopping malls ont même installé une signalétique au sol dédiée aux marcheurs, avec des sortes de bornes milliaires et des parcours. C’est évidemment l’usage de comptabiliser le nombre de miles parcourus dans l’année, les centres médicaux auxquels les clubs sont affiliés établissant souvent des palmarès des meilleurs marcheurs, et les shopping malls de les gratifier de coupons de réduction…
Ces pratiques sont constructrices d’espace, au sens de Michel de Certeau. Elles suffisent à contester la notion de non-lieu comme attribut de la « surmodernité » urbaine (Marc Augé). Mais au-delà de cet aspect anthropologique, le Mall Walking pose la question de notre communauté climatique. Car, si l’on suit Sloterdijk [2] :
« Ce qui, jusqu’à nouvel ordre, demeure commun à tous les habitants de la terre, c’est l’enveloppe climatique animée de la planète… La climatisation est le destin. Un principe se confirme en elle : la modernité se manifeste dans la mission consistant à extraire des systèmes immunitaires… l’autoclimatisation des sphères signifie donc plus que ce que l’on a considéré jusqu’ici comme de la politique. Les sphères sont des espaces partagés, resserrés et tendus par l’habitat commun en leur sein. Comme toute vie partagée, la politique est l’art de l’atmosphériquement possible. »
À force d’anthropisation des milieux naturels, les sphères climatisées, qu’elles soient micro ou macro, sont des contenants, ce dans quoi les humains peuvent être contenus de façon immune. Avec le réchauffement climatique, devenus les « prisonniers volontaires du bilan carbone » [3], les humains créent le paradigme éminemment politique de l’incidence que peut avoir le dérèglement de la sphère ultime de la planète, cette fine couche de l’atmosphère, sur l’habitabilité à moyen terme des sphères artificiellement régulées. Il en sera question peut-être lors de la COP21, laquelle se déroulera… dans l’enceinte d’une grosse bulle climatisée. Y verra-t-on des Mall Walkers parmi les négociateurs ?
[1] « Southdale Center: America’s first shopping mall », The Guardian.
[2] Peter Sloterdijk, Sphères II, Globe, p. 713 sq.
[3] Nasrine Seraji (dir.), Climats, Infolio, 2012. L’expression fait référence à l’utopie concentrationnaire imaginée par Rem Koolhas et Elia Zenghelis (Exodus ou les prisonniers volontaires de l’architecture, 1972) : des « prisonniers volontaires », disposés à payer le prix de l’humiliation infligée par des shérifs et kapos pour habiter dans un zoning fonctionnel adapté à leur condition schizophrène.
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